La lettre de Philippe, expat suisse au Québec
Grâce au blog, je suis en contact avec Philippe, un Vaudois de 79 ans installé au Québec depuis bien longtemps. Vous avez peut-être déjà vu ses commentaires sur le blog ou Facebook, qu’il signe « Philippe LeRêveur ».
Je lui ai proposé de raconter l’histoire de son expatriation au Québec en bateau dans les années 60 et de son intégration, lui qui aime écrire. Je vous laisse donc en sa compagnie…
Merci Philippe pour cette tranche de vie que tu partages avec nous!
« Je me prénomme Philippe, et c’est le plus souvent sous ce seul nom que l’on me connaît, car celui de famille, Trolliet, semble être très difficile à prononcer en terre d’Amérique. Et j’entre dans ma septante-neuvième année — une manière de dire ou d’écrire ce nombre que je n’ai oubliée. Je suis né à Lausanne, enfin, tout près, à Paudex, un tout petit village entre Pully et Lutry. Et cela fait un demi-siècle que j’ai pris racine à Montréal.
Et pourquoi cette ville-là ? C’est une longue histoire !
J’avais quinze ans, et ne savais trop ce que j’aimerais faire de ma vie. Je fus amené par mes parents dans le bureau d’un orienteur. Je passai une myriade de tests… et son verdict fut des plus clairs : « Ce garçon a tous les talents, il peut faire n’importe quoi, il réussira ! »
On ne devrait jamais dire cela à un enfant ! Alors. Rencontrer un voisin me faisant l’apologie de la radio — l’ouverture au monde entier — fit que j’entrai à l’École des métiers. Quatre ans. Radio-électricité. Puis les quatre mois de l’école de recrue dans une caserne de Berne qui me confirmèrent que j’avais l’étoffe d’un mauvais soldat, incapable de marcher au pas et de loger une balle de neuf millimètres au centre d’une cible.
S’expatrier au Québec en bateau dans les 60s
Des emplois… mais surtout pas la réparation de postes de radio ! Le dernier, à Berne, mais l’on se promenait par tout le pays à installer des feux de circulation aux carrefours. C’était le début des années soixante. Guerre froide. Guerre d’Algérie. Guerre du Vietnam. Et ce confort des idées bien arrêtées. La Suisse engoncée dans son manteau d’immobilité. Ailleurs, ça bougeait. Les Beatles. Bob Dylan. Joan Baez. Un jour, lisant une revue technique, une petite annonce attire mon regard. Une boîte de Québec recherche un technicien. J’écris. Une semaine après, je reçois une réponse. L’on me demande de faire une demande de visa, au cas où ma candidature serait acceptée. L’ambassade est à deux pas. Je remplis les formulaires, passe les visites, les examens… Et, quelque temps après, je reçois le même jour deux lettres, l’une me dit que ma candidature n’est pas acceptée, l’autre, que le visa m’est accordé. Je retourne à l’ambassade, où l’on me dit qu’il me serait préférable de choisir Montréal, que les possibilités de travail y seraient beaucoup plus grandes. Je prends le bateau au Havre. Le Maasdam, de la Holland America Line. On est en soixante-sept. En septembre.
Sur l’Atlantique, le mois des tempêtes. Nous ne sommes qu’une dizaine à ne pas être terrassés par le mal de mer. On voit les vagues longues et hautes, murailles d’eau verte sous les nuages bas et gris. Ou, alternativement, un infini frangé d’écume. Nous mangeons à la table du capitaine. Le paquebot, c’est ce que l’on voit dans le film « Brooklin » ! Un lord britannique conseille au capitaine de passer au nord de Terre-Neuve. Et nous entrons dans un paysage d’aurores boréales !
Québec, puis Montréal. C’est le vingt-deux septembre. Déjà des contrôles sur le navire. Et l’on nous annonce qu’autobus et métro viennent de se mettre en grève. Le port, les douanes, les longues files d’immigrants, les amas de valises, de malles, de boîtes. Cela aussi, c’est «Brooklin » !
J’avais un point de chute, un copain photographe émigré ici depuis un an. Je prends un taxi. Rues étroites et sombres qui soudain débouchent sur de larges avenues, canyons inondés de lumières colorées où se suivent de lentes colonnes d’immenses autos, puis, après une côte plutôt raide, l’on s’arrête dans une rue bordée d’arbres devant une bâtisse de briques rouges. La valise et la malle sur le trottoir. Je sonne. Une blonde ouvre.
— Je suis Philippe. Le copain de Philippe.
— Il est pas là. Mais y’a une chambre de libre ; tu peux t’y installer.
J’y dépose mes bagages. La fille paraît à la porte.
— Viens ! On t’emmène !
Dans son dos, deux garçons. Les colocs — un nouveau terme s’ajoute à mon vocabulaire ! Et je me retrouve dans une discothèque, devant un verre empli d’un liquide ambré. Il y fait sombre et la musique est forte. Tous boivent, bières ou alcools. Ils dansent sur Sergeant Peppers Lonely Hearts Club Band… Je m’y endors !
Je dois me présenter à un bureau de l’immigration. À cause de la grève, je n’y parviendrais jamais ! On m’emmène voir l’Expo. Et, avec un des colocs, je passe des heures au Bistrot, rue de la Montagne, à boire des cafés. Eux sont, pour la plupart, d’éternels étudiants qui rencontrent là d’autres éternels étudiants. Qui me questionnent, ce que je fais, d’où je viens, pourquoi suis-je ici… et, un jour…
— J’ai travaillé chez Kudelski.
— Tu connais la Nagra ? ! ?
— Oui.
— Tu pourrais en faire l’entretien ? Les réparer ?
— Oui.
Oh ! là, je m’avance un peu. Je n’étais alors que câbleur.
— Va voir Bélaïeff, chez Onyx.
Je griffonne un nom et un numéro de téléphone sur mon paquet de gitanes.
‘Une’ job dans le cinéma
Et c’est ainsi que je me suis retrouvé à travailler dans le cinéma ! Place Royale, dans le Vieux Montréal. L’entretien des enregistreuses, mais aussi la post-prod et la prise de son. Les effets sonores du premier film de Gilles Carle, Le viol d’une jeune fille douce. Mais cela ne dura que quelques mois. Un jeudi matin, je fus appelé dans le bureau du patron.
— Ce n’est pas facile, ni pour vous, ni pour nous, et ce n’est pas à cause de votre travail, dont nous sommes très satisfaits, mais nous sommes obligés de nous séparer de vous.
Il me tend une enveloppe.
— Voici vos quinze jours. Je sais que ce n’est pas facile, aussi ne vous sentez pas obligé de revenir pour faire ces deux semaines. Je comprendrais que vous n’en ayez aucunement envie.
Je sors. La secrétaire me prend par le bras, m’entraîne dans son bureau.
— Va voir Epstein, au son, à l’ONF.
Elle me donne une adresse, un numéro, mais me conseille de m’y rendre directement et m’explique comment le faire…
… Le métro, puis l’autobus, et je me retrouve au bord d’une autoroute urbaine, devant une longue bâtisse, un drapeau du Canada flotte au mât. J’y entre.
— Je viens voir monsieur Epstein.
Je prends l’escalier, suivant les explications, tourne à gauche, suis un très long couloir, des portes, des affiches de film, à gauche encore, un autre couloir, à droite, d’autres portes, la plupart sont ouvertes… et je me retrouve dans le bureau de ce monsieur Epstein, et sans le moindre papier dans les mains ! Y suis-je resté beaucoup plus qu’une courte demi-heure à expliquer ce pour quoi je suis venu le voir ? Il m’écoute, puis se penche sur l’intercom.
— Guy ? Can you come here ?
Quelques minutes à peine… et un homme à peine plus âgé que moi se présente.
— Emmène-le au théâtre trois !
D’autres couloirs, d’autres escaliers. Il me parle de ce qui se fait ici. On passe une petite porte, il fait sombre, une autre porte… et on est dans une salle de cinéma, juste devant l’écran. Tout au fond, passé les rangées de sièges, derrière un long meuble de bois brun, un jeune homme se lève.
— Michel ! m’exclamai-je !
— Philippe ?
— Vous vous connaissez ?
— On a travaillé ensemble à la télévision, à Genève.
Guy me ramène vers l’entrée. Là, on m’explique le chemin le plus pratique pour revenir chez moi, une maison de chambres près du Forum, et, lorsque j’y arrive, je découvre, accroché à la poignée de ma porte, un télégramme :
Commencez lundi huit heures
Et c’est ainsi que se réalisa un de mes vœux secrets : travailler dans le cinéma !
Oh ! dans mes rêves, je faisais des films… dans la vie, j’aidais à les faire.
Et, bien sûr, j’eus à apprendre à me faire comprendre en anglais, car, lorsque j’entrai à l’ONF, cette langue dominait très largement, surtout côté technique !
Philippe, avec l’artiste Candice Breitz qui a créé une vidéo pour le Musée d’art contemporain de Montréal. En plus du cinéma, l’art et la culture le passionnent.
Laisser échapper une preuve d’intégration
L’intégration ? Elle se fit sans presque qu’il y paraisse ! Cette année soixante-huit, L’Osstidcho, mais aussi Les belles-sœurs, et l’émeute de la Saint-Jean — « Philippe, faut que tu voies la parade ! » Et c’est ainsi qu’un jour, sur une route de l’Abitibi, nous parvînmes enfin à dépasser un très lent conducteur, à qui j’envoyai par la fenêtre un « ossti d’criss ! » si bien senti que tous me regardèrent : « Philippe ! t’es devenu un vrai Québécois ! » Depuis, mon accent vaudois s’est mâtiné de québécois, même si j’ai conservé la proverbiale lenteur de mes origines ! Et, peut-être, ces cinquante années passées ici ont rendu mon oreille si accoutumée à la parlure du pays que j’en suis venu à l’utiliser trop facilement et à ne plus le remarquer, sauf parfois, quand un mot surgit et m’étonne, mais cela devient rare.
La cabane à sucre, un dessin de Philippe Trolliet
Gourmandises québécoises
La cuisine ? Oh ! tout ce qui se fait ou se peut faire avec du sirop d’érable… mais aussi les tourtières, de toutes les variétés… mais il est deux ou trois choses auxquelles je n’ai su m’adapter ! La poutine en est une, et le Poulet frit Kentucky, et la sauce barbecue… et manger le poulet avec les doigts !
Et ce qui me manque le plus, non de la Suisse, mais de mon coin de pays, c’est le nillon, absolument introuvable, la saucisse au chou et celle au foie pour faire un vrai papet — mais le saucisson lyonnais à un goût si proche du saucisson vaudois que cela m’en console — et le vacherin Mont d’Or qui se vend au prix du platine !
De la Suisse, je ne sais si quelque chose m’énerve vraiment. Avec les copains, nous avions la vingtaine et pour nous, la Suisse serait un jour le musée du capitalisme ! Mais, aujourd’hui, tout ce que nous espérions du millénaire à venir est passé de la lumière aux oubliettes, et la démocratie devenue rien d’autre qu’une marque déposée de l’occident, je ne fais plus qu’essayer d’aider les jeunes à rêver… à ne jamais cesser de rêver.
Je ne cesse de rêver !
L’enfance est le don d’émerveillement ! Et une grande part de moi y est restée… mais, parfois… c’est une odeur… c’est un vague souvenir…
Les Ragusa sont trop loin.
Et je me sens si bien dans mon présent, même si, avec l’âge, le sol est rendu très loin… ces peurs… dans mon quartier, avec sa vie, ses petits cafés, et, surtout, les rires et les sourires des enfants, leurs babils et leurs jeux… oh ! leurs cris aussi, et leurs larmes… et toute cette vie à l’entour, même si parfois elle se dissimule derrière un écran, celui du téléphone, celui de l’ordi… oui, l’envie de voyager — alors que je ne pourrais plus guère que « tourismer » ! — m’a quitté… et même de retrouver de trop rares copains quittés depuis si longtemps — saurions-nous même nous reconnaître ? — que toute conversation n’est guère plus qu’un vain échange — échange ?
Peut-être cela peut-il sembler trop pessimiste ? Mais vivre est si beau… et c’est, pour moi, cette certitude que c’est la seule, et cela la rend si belle !
Philippe »
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Merci beaucoup, Kantutita, pour m’avoir offert cette page !
Philippe
C’est un très grand plaisir Philippe! Merci à toi pour ce beau récit.
Quel beau récit de vie, si joliment raconté! Monsieur Philippe LeRêveur est décidément doué pour le bonheur. :)
Mille mercis pour ce beau témoignage, si bien écrit que j’ai eu l’impression d’y être!
Merci pour ce partage, c’est joliment écrit, optimiste, joyeux.